Les poux

Vous déménagez.
Dans une petite semaine, votre vie aura pris un de ces virages surprenants que vous pourriez avoir l’illusion de maîtriser.
Mais, en attendant d’expédier Choupinet et Choupinette chez leur grand-mère, dans l’espoir vain de finir les cartons dans la plus sereine des sérénités, vous vous escrimez à rendre leurs dernières journées, dans ce village qui les a vus naître, agréables et douces, dans l’espoir vain qu’ils ne vous reprochent pas pendant les cinquante prochaines années ce déracinement violent et sanglant : Choupinet et Choupinette ont un sens de la modération très modéré, pour ne pas dire inexistant.

Une blonde voisine jouxte votre jardin : elle a deux bambins et des idées brillantes. Son aîné a vu le jour le lendemain de la naissance de Choupinet, son second a tout juste un mois de moins que Choupinette. Nul n’est parfait. En ce début d’été, la blonde voisine s’illumine : avant que Choupinet et Choupinette ne disparaissent dans une autre dimension, ne serait-il pas merveilleux qu’Alexandre et Roman viennent jouer chez vous ? Merveilleux. Vous avez des cartons dans toutes les pièces, on n’est pas à un peu plus de bordel près. Ah, un détail : Roman a eu des poux. Mais pas de souci ! Il a été traité ! Plus de poux. Hum…Merveilleux.
En tout cas, Choupinet et Choupinette sont ravis, ils exultent, sautent partout, s’agitent tant et si bien qu’ils en oublieraient presque que vous êtes une mère infiniment sadique et cruelle. De sauts en cris, l’après-midi s’écoule avec une lenteur exaspérante. Il s’écoule néanmoins et s’achève en des adieux déchirants, les visages déconfits et larmoyants du quatuor hanteront certainement vos nuits jusqu’à votre dernier souffle. Vous vous y ferez. Eux aussi.
Deux valises et un saut à la gare plus tard, vous pouvez vous consacrer avec ardeur à la confection de charmants cartons. Vos préférés : les cartons-livres. Vous optimisez la place, pleine d’un juste sentiment d’efficacité réconfortant. Allez savoir pourquoi les déménageurs seront d’un autre avis…
Un milliards de cartons à défaire et une hernie plus tard, vous voilà installés, prêts à partir en vacances dans le Lot : l’enchaînement avait l’air chouette sur le papier, la réalité est plus délirante. Un peu de repos sera le bienvenu.

Le gîte est charmant : un chouette arbre ombrage gentiment la terrasse, en contrebas, une piscine. Choupinet et Choupinette jubilent avec toute la modération dont ils sont incapables. Il fait beau, la région regorge de magrets et autres foies gras. Les vacances vous sourient. Vous entamez une quinzaine de bonheur immaculé, rien que ça.
Choupinette est plus circonspecte. Elle se gratte la tête.
Tiens. Et pourquoi elle se gratte la tête ? Votre naturel suspicieux en alerte, vous vous penchez sur le problème avec attention et examinez sa tête de près. Un avantage de la myopie, le seul peut-être, c’est son effet loupe. Votre examen se prolonge : elle en a beaucoup, des cheveux, Choupinette. Non, rien. Même à la loupe. Votre suspicion en est pour ses frais. Pas de poux, pas de lentes, pas même une pellicule.
Vous revenez à votre orangeade. Choupinet et Choupinette vous éclaboussent à intervalles réguliers, soucieux que vous ne souffriez pas trop de la chaleur estivale, les chers anges.
Du gouffre de Padirac à Rocamadour en passant par Saint-Cirq Lapopie, vous savourez pleinement les richesses lotiennes, Choupinette, elle, se gratte la tête. Mais pourquoi elle se gratte la tête ?
Entre deux marchés, vous finissez par franchir le seuil d’une pharmacie. Rougissante, vous confiez la tête de Choupinette à l’œil expert de la pharmacienne. Celle-ci rend son verdict : poux, il y a bel et bien. Nom d’un cafard. Elle installe une distance de sécurité prudente entre sa chevelure d’un roux flamboyant et votre pouilleuse, et vous indique le rayon adéquat. Shampooing, lotions, huiles étouffe-poux, peignes chope-poux : vous ne savez où donner du cheveu. L’avisée pharmacienne a disparu dans son officine. Vous finissez par opter pour un shampoing Poupro et une lotion Pouxor, la terreur du pou.
Trêve de visites, vous rentrez précipitamment au gîte et vous lancez dans une recherche édifiante : dieu merci, le Lot ne vous a pas coupée d’internet. Vous avez cliqué sur « images ». Ça va pas de cliquer à tort et à travers ! Cet immonde pou a des pattes, des mandibules ! Ah ! Vous revenez aux articles ! Horreur ! Vous ne voulez pas savoir qu’il se nourrit de sang, pond ses œufs sur le chef de Choupinette !

Nom d’un parasite, l’opération Pou-mort-archimort peut commencer. Vous vous munissez d’huile et de courage et vous dirigez vers le tuyau d’arrosage, Pouillette à la main : le pou expirera dehors, loin de la salle de bains. Tout en badigeonnant soigneusement la tête de Pouillette, vous méditez sur la catastrophe Disney. C’est cette grognasse de Raiponce qui vous a valu des refus systématiques à vos propositions alléchantes de charmante petite coupe au carré. Quelle gourdasse, vous allez lui en lancer de la chevelure poulluée… La lotion doit agir 10 minutes, vous faites patienter Choupinette une bonne demi-heure à coups de Chromino et de Saboteur : trois précautions valent mieux qu’une.


Phase 2 : le peigne. Petit, cranté. Il doit prendre dans ses dents de fer intraitables la moindre lente. Certainement. En attendant il prend beaucoup de mèches et ne daigne les restituer à Choupinette, qui trépigne et glapit allègrement, indifférente à vos efforts pour tirer avec douceur sur son crâne décidément couvert de bien trop de cheveux. Ces derniers n’ont finalement jamais été aussi bien peignés, vos nerfs n’ont jamais été aussi à vifs, à moins que… En y réfléchissant bien…
Phase 3 : la douche au tuyau d’arrosage. C’était une bonne idée pour protéger la salle de bains et bouter le pou hors des murs de la maisonnée, mais c’était sans compter les cordes vocales de votre douce enfant. Enfin… La douce est aphone et épouillée, vous lavez avec force vinaigre le peigne noirci d’immondes bestioles, avant de l’entreposer dans un sac soigneusement fermé : votre âme de bourreau ne recule devant rien. Noyés dans l’huile, jetés dans un bain d’acide, étouffés, les poux n’en réchapperont pas : leur dernier râle servira d’avertissement, la nouvelle va se répandre comme un pschitt de Pouxor, la tête de Choupinette est un terrain miné. Défense d’approcher.

Vous retournez à votre chaise longe, pleine d’un doux sentiment de délivrance, négligeant l’interprétation de Choupinette d’ « Elle a les yeux revolver ».
Choupinet, indifférent à la juste colère de sa sœurette, perfectionne sa maîtrise de la bombe tout près de vous, histoire que vous admiriez ses progrès. Certainement. Et il se gratte la tête. Mais pourquoi il se gratte la tête ? Pur mimétisme ? Vous aussi, à bien y songer, la tête vous gratte. Ouh punaise… Ça vous démange, ça vous gratouille : inutile de nier. Le pou sévit toujours.
L’examen du cheveu de Choupinet est éclairant : sur cheveux courts, le pou se laisse admirer à loisir. Il fanfaronne, toutes mandibules dehors, magnifiquement insensible à toutes vos manigances, pleinement convaincu de résister vaillamment aux attaques les plus perfides. Il se bidonne, le bougre, il se gausse ouvertement ! Et poursuit son orgie sanguinaire, se multipliant à tout va. Vous foncez dévaliser la pharmacie : le chiffre d’affaire de Pouxor va être délirant ce mois-ci.
Vous renouvelez l’opération huile-macération-peigne-rinçage sur toutes les têtes qui passent, avant d’entamer une sieste qui s’avèrera peuplée de poux repus et répugnants. Vous en sortez harassée et pensive : le pou survivrait-il à un voyage postal ? Vous enverriez bien une petite carte de remerciement à la blonde voisine…
Un martini et quelques grillades plus tard, rassérénée, vous revenez à votre projet de repos idyllique la tête légère.
Deux jours. Pas plus. Avant que le pou prenne sa revanche. Pouxor est battu, laminé. Le Pou sort vainqueur de son combat contre l’univers pharmaceutique. Grand vainqueur. Et, fichtre, il n’a pas le triomphe modeste… Choupinette se gratte la tête, Choupinet se gratte la tête, vous vous grattez la tête. Vos voisins doivent se gratter la tête, la pharmacienne doit se gratter la tête, le Lot doit se gratter la tête. Force est de reconnaître que vous avez sous-estimé l’ennemi : oreillers, draps, serviettes, canapé, coussins, voiture, doudous, le pou peut être partout ! Vous vous précipitez à la pharmacie, grattante et transpirante sous le soleil estival. Rupture de stock. Une frénétique du pouicide les aurait dévalisés… Ah…

Une seule solution : les recettes de grand-mère. Retour à la case internet, qui fourmille de témoignages de mères éreintées par la guerre du pou, les shampooings et lessives à perpétuité. Pauvre de vous… On propose le pesticide : tentant, certainement efficace. Mais tout de même… Vous hésitez : sous le cheveu poullué, il y a le neurone tout de même… Voyons voir, autre proposition : l’ablation totale du cheveu… Ah, pourquoi pas ? Oui. Mais c’est la fin des rêves de Raiponce, et vous n’êtes pas très sûre de votre côté Sigourney Weaver : raser Choupinette sans subir le même sort, c’est risqué, très risqué… Autant affronter Méduse. Autre solution : la vinaigrette… De l’huile d’olive, du vinaigre blanc, on touille, et exit le pou. Ah, tout à fait dans vos cordes, ça. En plus vous pouvez alterner avec une journée mayonnaise : le pou n’a pas l’air très porté sur les assaisonnements. Parfait.
Vous allez rester des semaines le cheveu gras et étrangement parfumé. Des mois plus tard, vous continuerez le rite du shampooing vinaigrette hebdomadaire. Au cas où, retors, le Pou veillerait, petit, sournois, dans l’ombre, avec ses mandibules de pou, son regard fourbe de pou…

Le Lot restera à jamais synonyme de vinaigre et d’huile d’olive. Vous ne mangerez plus jamais de crabe, d’œuf dur, de rôti froid : il vous suffit de voir de la mayonnaise pour ressentir d’irrépressibles démangeaisons.
Vous cauchemarderez pou pendant des nuits et des nuits, buterez sur tout mot contenant cette funeste syllabe pendant des semaines.
La guerre du pou ne durera pas cent ans, mais se prolongera bien au-delà de vos espérances et de vos vacances. Vous l’emmènerez de vos valises à vos cartons car…

Vous avez déménagé.

Mais ceci est un autre chapitre.

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