Vendredi 13 ? Même pas... (partie 1)
Ce vendredi
midi vous recevez. Et pas n’importe qui. Charlotte et Léa. Les jumelles de la
voisine. Qui a eu l’idée folle, une nuit, de retenter l’expérience. Une nuit.
Une seule. Forcément. Elle n’a pas pu essayer avec acharnement. Ou elle est
bonne à interner. De toute façon, ça lui pend au nez, l’internement. Car elle attend
dorénavant des jumeaux.
Une joueuse
optimiste, la voisine. À deux mois de la délivrance, ironie suprême d’une
terminologie qui signe le début d’années infernales, elle a rendez-vous à
l’hôpital, la voisine. Les hôpitaux ne souffrant pas de surpopulation médicale,
elle n’a pas eu le choix dans la date.
C’est donc
à vous qu’échoue la mission récupération des jumelles, déjeuner et jeux. Parce
que, dans la commune étrange où vous vous terrez, on inscrit les enfants à la
cantine un mois à l’avance. Un imprévu ? Démerdez-vous. Fallait y penser
le trente du mois dernier. Pas d’inscription, pas de cantine. C’est la loi du
bled. À côté du maire, vous êtes un modèle de souplesse et de compréhension.
C’est dire.
Passons. Vous
allez bien vous amuser. Et vous savez déjà qu’à la fin de la journée vous serez
plus qu’heureuse de ne récupérer qu’un exemplaire de votre douce Choupinette.
Dans un
élan de bonté incongru, vous vous êtes mise en tête de concocter une pizza et
de finir par des tartelettes. Histoire de redorer à peu de frais votre aura de
mère modèle. Croisez les doigts pour que Choupinette ne vous vende pas… En
guise de dessert, elle est abonnée au yaourt. La pauvresse.
8h30.
Choupinette doit peaufiner sa maîtrise des fractions. Pourvu que la maîtresse
ne lui fasse pas diviser des gâteaux… Elle croirait à un complot. Ce n’est pas
tout ça, il vous manque jambon, poivrons, tomates, tartes et autres denrées
pour assurer le siège du week-end. Dans une bonne heure, deux grand maximum,
vous serez de retour. Dans votre grande cohérence, vous pourrez même ranger
avant que le cyclone Charlotte et le typhon Léa s’abattent sur votre maisonnée.
Tiens. Il
neige. Ah, la météo ! C’est plus ce que c’était, ma bonne dame !
C’est bérézina et n’importe quoi ! En même temps… On est en hiver… On en
fera un scoop quand on sera en juin.
Arrivée au
supermarché, vous appréciez le phénomène : les routes sont déjà couvertes
d’une petite épaisseur sympathique, qui n’affole personne. Vous nichez dans une
contrée où il est de bon goût de s’équiper, véhicule compris, dès octobre pour
affronter les frimas.
9h30. Vous
poussez votre charriot bien rempli, ravie de votre efficacité, des éclairs au
chocolat et tartelettes à la framboise dont vous allez régaler vos petites
invitées. Pour un peu vous vous sentiriez l’âme d’une Martine fait ses courses, avec moineau gazouillant perché sur votre
coffre ouvert et duvet blanc tombant de nuages cotonneux. Pour un peu.
Parce qu’au
sol, c’est plutôt épais manteau que fin t-shirt de neige. Et dans les cieux, ce
n’est guère mieux. Il neige des hallebardes. Si un moineau s’aventurait sur
votre coffre, vous ne le verriez pas : l’excès de flocons vous brouille la
vue.
Il est
temps de retrouver un bon feu de cheminée, ça complètera à merveille votre
pizza. Vous n’avez que dix bonnes minutes de trajet. Néanmoins vous hésitez.
Départementale ? Route ? Vous optez pour le plus court. Route.
Quitter le centre-ville
vous donne tout loisir d’apprécier vos pneus hiver à leur juste valeur. Certes,
trois mois plus tôt, chèque à l’appui, vous pestiez contre l’industrie
automobile et ses accessoires. Aujourd’hui vous vouez une reconnaissance
éternelle à Nounours qui a la sagesse de ne vous écouter que rarement et qui a
consciencieusement changé vos quatre pneus.
Prudente,
vous restez en deuxième, vos essuie-glaces balayent le pare-brise avec
frénésie. Dernier rond-point et vous vous engagez enfin sur la longue descente
qui vous mènera au bercail. Vous êtes en terrain connu. Cette route, vous la
prenez quasi quotidiennement. Mais vous ne l’avez jamais vue sous cet angle…
Enfin… Vue…
C’est inexact et tout le problème. La route, vous ne la voyez plus. Tout est
blanc. Blanc de blanc. Une pub idiote pour la lessive. Champ ?
Route ? Ravin ? Où roulez-vous ? Où errez-vous ? Vous ne
savez… Et devant ? Vide ? Voiture ? Biche ?
Extra-terrestre ? Impossible de le dire.
Si un petit
homme vert a choisi ce vendredi et ce jour pour manifester sa présence, c’est
un fiasco. Ça va passer totalement
inaperçu, d’autant que les JT ont de quoi ouvrir le 20h avec images
terrifiantes et témoignages incroyables pour au moins trois jours : ruée
sur les pelles à neige de Bricotruc, incroyable pénurie de sel, concours de
glissades, chutes et élection du plus croquignolet bonhomme de neige… Une
avalanche de sujets fantastiques et inédits… Le martien n’a aucune chance.
Tout est
noyé dans un blanc infâme et déroutant. Vous ouvrez la fenêtre pour tenter de
prendre des repères. Cela a surtout pour effet d’offrir un espace de jeux inédit
aux flocons qui s’attroupent brusquement dans l’habitacle. Vous grelottez et
constatez que « jour blanc » n’est pas une expression vide de sens.
Vous voyez
Malevitch ? Carré blanc sur fond blanc ? Eh bien vous voilà en pleine
période suprématiste. Et vous ne savez pas si vous en sortir indemne.
Impossible d’évaluer les distances, la pente, les profondeurs… Le brouillard
est de la partie. C’est plus drôle. Vous
ne savez même pas où s’arrête la neige et où commencent les nuages. Vous êtes
aveugle, négativement. Donnerait-on un volant à un aveugle ? Non. Le
politiquement correct a ses limites. Et pourtant vous continuez à avancer. À cinq
à l’heure, certes, mais tout de même…
Et cet
angle… C’est vrai que ce n’est pas une route qui plaisante. Une pente de 70%,
ça existe ? C’est peut-être la seule du département, de la région, du
monde de l’univers… Et elle est pour vous. En même temps, on vous a pas braquée
pour emprunter cet itinéraire idiot… Non. Votre folie s’auto-suffit. Pas besoin
d’aide…
9h55 Vous êtes
parvenue, jusque ici, à ne pas illustrer Martine
dans le fossé. Mains crispées sur le volant, colonne vertébrale vrillée par
la tension nerveuse, yeux plus plissés qu’une jupe de la maison d’éducation de
la Légion d’honneur. Vous ne voyez pas mieux. Vous avez plutôt l’impression
d’être un chat, aplati au sol, convaincu de s’être habilement dissimulé… Vous
plissez, vous plissez, dans l’illusion vaine de mieux distinguer votre chemin.
Tout reste d’un blanc immaculé. Bien sûr, personne ne roule aujourd’hui,
personne ne sort ! Sauf vous ! Andouille des Alpes !
Ah si.
Une voiture.
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