L'opération (partie 3, et fin)
On vous
embarque dans un dédale de portes, de couloirs et d’ascenseurs. Le flou auquel
on vous a condamnée en vous privant de tout appendice oculaire n’est pas sans
alimenter une certaine angoisse : si le brancardier disparaît, vous ne
retrouverez jamais votre chemin. En même temps, vous devez reconnaître qu’il
est peu probable qu’il lui prenne l’envie subite d’organiser une parte de
cache-cache. De toute façon, vous déclineriez la proposition : vous
n’aimez pas compter jusqu’à 10 les fesses à l’air et quasi aveugle.
Compter
jusqu’à 10, c’est justement ce que vous propose l’individu masqué qui a moins
l’air de Zorro que de l’affable anesthésiste aux mille questions. Toute à votre
régression enfantine, vous obéissez sagement. Décidément, la nudité invite à
l’obéissance. C’est peut-être la solution pour Choupinet et Choupinette… Vous
voilà à imaginer des classes d’élèves sages, attentifs et nus. En voilà une
piste intéressante pour faire progresser l’éducation nationale dans le
classement PISA… Soit vous devez consulter d’urgence, soit l’anesthésiste aux
mille questions vous a servi un cocktail un brin corsé…
Ça doit
être ça, car vous vous vous réveillez avec plein d’autres flous. Un flou qui
semble debout et habillé s’approche, certainement pour s’assurer que vous ne
resterez pas allongée jusqu’à la fin des temps… Non. Le flou souhaitait juste
vous informer que la perte de vos boules a été une franche réussite. Si le flou
est content de lui, tant mieux. Le flou endormeur passe fanfaronner à son tour
dix minutes plus tard, suivi d’un flou transporteur qui vous reconduit à votre
chambre.
Où vous
attend une floue en attente d’opération. Mince de mince. Allez, pas
grave : vous vous replongez rapidement dans les limbes. Faudra songer à
demander sa recette à l’autre faiseur de sommeil : c’est très pratique
pour faire fi de votre intimité et des insomnies. Votre absence est néanmoins
de courte durée : comment récupérer quand on vous harcèle toutes les
minutes sous toutes sortes de prétextes exaspérants ?! Prendre votre
tension, votre température, de vos nouvelles, vous apporter un steak prédigéré
et ses petits pois d’un vert inquiétant, accompagnés du fatidique yaourt.
Le yaourt.
Depuis votre appendicite améliorée, le yaourt, c’est l’hôpital. Ce petit pot
concentre avec maestria dégénérescence et affaiblissement. Consentir à en
avaler une cuillère, c’est déjà un peu mourir. Vous refusez tout net. On vous
propose de l’échanger contre une compote. Fourberie ! La compote, c’est un
yaourt qui ne dit pas son nom. Vous avez encore des dents et moins de la
soixantaine, que diable ! Vous ne mordez pas à l’hameçon, votre gorge est
douloureuse, et optez pour un roupillon.
Votre
compagne d’infortune n’est pas de cet avis. Elle ronfle l’animal… Impossible
d’échapper à ce tintamarre, tout l’étage doit en trembler. Vous tourneriez et
vous retourneriez sur votre petit lit blanc si vous n’étiez pas raccrochée à
tout un tas de tubes, machines, fils et autres empêcheurs d’insomnier en rond.
Sait-elle, l’ogresse, qu’elle n’a rien à envier au plus monstrueux des
porcins ? Vous rêvez à moult procédés raffinés pour mettre fin à vos
souffrances, envisagez l’étouffement, l’opération sauvage, la noyade dans le
yaourt…
On vient
vous sauver… On est vendredi, on déménage ! Du 4e au 3e.
Pourquoi ? Les chambres sont différentes ? Meilleure vue ?
Meilleure literie ? Meilleure bouffe ? Pensez-vous ! Elles sont
rigoureusement identiques. Vos rêves d’échapper à la ronfleuse ont fait long
feu…Pas la peine non plus d’envisager un jeu des sept erreurs pour passer le
temps. Non. Simple question d’économie budgétaire. Tous les patients du 4e
passent au 3e, et hop, plus de personnel au 4e pendant le
week-end ! Terriblement efficace. Si avec ça on renfloue pas les caisses
de l’Etat ! Le patient dans tout ça ? Un geignard. Le personnel
chargé du déménagement ? Bah oui, l’amputé et le prothésé se font toujours
tirer l’oreille pour faire leur valise. Le personnel, donc ? Un ramassis
de feignasses.
D’ailleurs
vous notez au passage que le mythe de l’infirmière coquine et craquante en prend
un coup. Pas que ce soit votre tasse de thé. Mais quand même, un mythe qui
s’effondre, ça rend tout chose. Heureusement les brancardiers sont mignons tout
plein, un croisement entre Clooney et Pitt. Regrettable que la Bétadine, la
chemise à une face et le parfum soupe-désinfectant ne vous rendent pas justice.
Consolez-vous : il y a fort à parier que Marylin elle-même aurait tout
d’une endive défraîchie mal cuite dans les mêmes circonstances. Allez entonner
« Pou pou pidou » avec une sonde urinaire et un cathéter, pas facile,
facile.
Vous vous
installez avec sérénité dans votre nouvelle chambrette. Le cocktail
d’antidouleurs y est pour beaucoup. C’est indéniable : vous êtes très
sereine, presque fréquentable, quand vous êtes shootée. Vous atteignez donc l’heure
du départ dans un rêve cotonneux ma foi fort douillet. Vous vous armez d’une
bonne dose de patience et de calmants pour remplir votre autorisation de
sortie. Votre vie sans boules peut enfin commencer.
Mais ceci
est un autre chapitre.
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