La cicatrice

Choupinette a été invitée à un anniversaire.
Formidable ! Quelle revanche! Vous qui avez eu la trépidante vie sociale d’une amibe jusqu’à vos 26 ans au moins ! À quoi servent les enfants si ce n’est à se venger des affronts ignobles de l’existence ? Vous posez la question.
Louis fête ses quatre ans, attention… Orgie de bonbons et cris en pagaille en perspective. Les parents arrivent très très à l’heure, ravis et émus devant ces deux riches heures de liberté qui leur sont offertes, deux heures, une infinité de possibilités ! Sauf pour ceux qui ont des cadets, ou des aînés, pauvres d’eux… En même temps, ils l’ont bien cherché. En tout cas pendant deux, quatre minutes au mieux. Fut un soir.
Les parents sont aussi très très à l’heure pour venir chercher leur progéniture : non qu’elle leur ait follement manqué, mais ils compatissent. Inviter une petite dizaine de moins de cinq ans, ils savent les trésors de patience et de Lexomil que cela requiert. Ils n’oseraient jamais jouer les prolongations, quand bien même leur samedi après-midi aurait eu très momentanément la saveur de leur passé d’adulte sans boulet.
Vous ne faites pas exception. La compassion n’est pas votre fort, mais il y a des circonstances  qui facilitent la projection dans les souffrances d’autrui.
Ah, des cris. Des parents qui fuient, Arthur ou Lucile, barbouillés de toute la gamme Haribo et des restes d’un maquillage de papillon ou de lion, sous le bras… L’anniversaire a tout l’air d’avoir tourné au champ de bataille version corsée… Vous approchez prudemment. Ah, les cris ont tout l’air d’un cri. Prolongé, la note est bien tenue. Ah, une voix féminine. Jeune. Très jeune. Ah, c’est amusant, ça vous titille à la manière d’une madeleine proustienne. Oui, pas de doute, c’est bien votre Choupinette. Faire demi-tour vous ne pouvez. Ce serait contraire à toutes les règles de politesse de l’anniversaire : on pardonne un retard d’1mn30, pas un oubli ferme et définitif. À moins d’avoir au préalable tramé un départ façon programme de protection des témoins. Bon, pas le choix, vous n’avez assisté à aucun crime mafieux ces temps derniers, vous allez devoir vous enquérir de votre douce enfant.
La mère du Louis de quatre ans déboule, échevelée. Jusque-là rien d’anormal, elle vient de vivre deux heures à faire frémir le plus entraîné des djihadistes. Bien rouge. Jusque-là rien d’anormal, elle vient de vivre deux heures à pousser à l’alcoolisme tous les AA d’outre atlantique. Les larmes aux yeux. Ah, tout de même… Il doit avoir de vilaines fréquentations le Louis, de la graine mauvaise, finira mal, sûr comme 2+2 =… La mère du Louis de quatre ans interrompt votre savant calcul, elle se tord les mains à s’en démettre une épaule : une catastrophe est arrivée, un accident d’étagère, le coin de l’une d’entre elles s’est projeté contre le front de Choupinette, à moins que ce ne soit l’inverse, elle ne sait plus, le choc est trop grand.
Vous voilà bien. Vous suivez au pas de course la mère du Louis de quatre ans, traversez salon, bibliothèque, boudoir, et ce sans admirer la décoration contemporaine et chaleureuse de leur incroyable maison d’architecte. Le problème avec les lignes épurées, c’est leur médiocre compatibilité avec les chérubins de tout poil… Choupinette est là, moins hurlante qu’hocquetante à présent. Son front s’orne d’une ouverture somme toute bénigne, que vous auriez tendance à qualifier de modeste, que Choupinette qualifierait, si elle en avait le droit et les mots, de sanglante et béante.



La mère du Louis de quatre ans n’est visiblement pas passée à côté d’une brillante carrière de chirurgien : livide, elle garde le sang-froid d’un chat dont la queue serait écrabouillée par une paire de docks et parvient tout juste à vous désigner le téléphone. Docile, vous obtempérez  et appelez le médecin de garde. Vous avez une chance de pendue, il répond !
Vous narrez, sans digression oiseuse ou autre ornement perturbant, l’incident et décrivez la blessure avec rationalisme et sobriété. L’homme de l’art n’a pas l’air plus ému que cela, vous commencez à soupçonner la mère du Louis de quatre ans d’être émotive, un brin.
Puis vient la question : « c’est une fille ou un garçon ? » Très aimable à lui de s’enquérir de votre progéniture, mais l’accouchement est loin derrière vous ! Il n’a pas l’intention de vous offrir de la layette ou une assiette croquignolesque gravée aux initiales du bambin, si ? Est-il bien judicieux de s’enquérir de la couleur des murs de la chambre ?
Non, vous faites fausse route ! Devant votre incompréhension, il précise, si c’est un garçon un pansement et une rasade de whisky feront l’affaire. Vous pourriez en profiter pour servir un remontant à la mère du Louis de quatre ans.
Mais si c’est une fille… Ah, si c’est une fille, ça change tout. Là, c’est urgences, points, suture, pommade cicatrisante trois fois par jour pendant six mois. Au moins. Faudrait pas passer à côté d’un avenir de Miss Andouillette, ce serait vraiment ballot ! Vous restez sans voix, sidérée par tant de sexisme… Alors quoi, même le corps médical véhicule sans complexe des clichés adipeux ? Alors quoi, un garçon, c’est testostérone et cicatrices, ça bouge et ça crie, un garçon, c’est fort et ça ne chouine pas. Un garçon. Alors qu’une fille. Une fille, c’est jupes qui tournent et falbalas, dessin et tutu, chant et minauderies, tendresse et politesse, yeux qui papillonnent et front vierge de toute blessure défigurante susceptible de faire fuir les prétendants à la dot. Ah.
Vous regardez Choupinette. Inutile de la consoler. Le monde est et sera sexiste, vaut mieux qu’elle s’y fasse. Et les points, ça va la faire pleurer. Endiguer le flot dès à présent est de peu d’intérêt. Expérimentez plutôt la justesse du bon vieux dicton « Pleure, tu pisseras moins demain ».
Vous prenez congé de la mère du Louis de quatre ans, votre Madeleine à la main et vous dirigez, résignée, vers les urgences les plus proches.
Mais ceci est un autre chapitre.


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