Les diabolos (partie 2)




Un saut à la pharmacie et l’opération est pour demain : le Spécial a insisté. Pas de deuxième devis, pas de recours à l’homéopathie ou même à l’ostéopathie : il a sa piscine à agrandir, vous n’avez pas le temps de réfléchir, l’été est pour bientôt.
La douche à la Bétadine finit d’effrayer votre petite Choupinette : c’est orange, ça sent mauvais et le Spécial a fait preuve d’une pédagogie ébouriffante ; elle est fin prête pour éclater en sanglots inconsolables et abondants. La notice ne précise pas si les larmes annulent les effets de l’antiseptique : vous ne vous sentez pas d’humeur à tenter la maladie nosocomiale, mais comme vous ne gagnez jamais à la loterie… Vous optez sagement pour une deuxième bétadinade.
Vous arrivez à la clinique à l’aube : le Spécial opère tôt ; l’après-midi, il a golf. Heureusement les infirmières du service pédiatrique sont toute douceur et gentillesse. Calmes, souriantes et rassurantes, au point d’apaiser Choupinette : vous pourriez en débaucher une comme nounou ? L’opérée accepte tous les préparatifs : la blouse, la prise de tension, de température. 38. Quoi 38 ? Non, pas 38. Elle n’a jamais 38, Choupinette. 37 ou 39. Pas 38. Elle mouche, elle tousse ? Non, non. Sûr ? Mais oui ! Elle aspire ses tympans, c’est bien suffisant !
L’infirmière vous toise avec suspicion : vous avez caché un méchant rhume ? Choupinette juge opportun de crier, maintenant vous savez que ce n’est pas que pour vous exaspérez, que c’est vrai, ça, que son nez coule, et qu’elle tousse la nuit. Mais non ! Non ! Elle invente ! Elle a beaucoup d’imagination, Choupinette. Juré, craché, si vous mentez vous finirez en infirme : elle n’a pas l’ombre d’un rhume. Choupinette tousse pour faire bonne mesure.
L’infirmière n’est que passablement convaincue et appelle le chirurgien. Ah, mince de zut, ce n’est pas possible, on ne va pas reporter ! Vous ne survivrez pas à une nuit de plus hantée par des visions d’oreilles aspireuses. Le Spécial entre, costumé en chirurgien, coiffé d’un calot décoré de petits professeurs Tournesol. Vous êtes de moins en moins sûre de goûter l’humour du Spécial… Le Spécial tranche ; c’est son truc, trancher. On opère. C’est pas un 38 qui va retarder son projet jacuzzi. Ouffff, c’est bon de pourvoir compter sur des valeurs stables. Le serment d’Hippocrate ne fait pas le poids face à l’appât du gain.

Dix minutes plus tard on vient vous chercher pour rejoindre Choupinette en salle de réveil. Efficace, le Spécial. À ce rythme, il va pouvoir agrémenter son jacuzzi d’un terrain de tennis, pour le moins. L’anesthésiste, lui, ne doit pas avoir de projets estivaux : c’est n’importe quoi, votre Choupinette n’est pas réveillée du tout !
Elle geint, elle pleure, des pleurs animaux que vous ne lui connaissez pas… Elle est très loin de vous, Choupinette, perdue, inconsolable : ni vos murmures rassurants ni vos caresses ne l’apaisent. Vous êtes impuissante face à sa détresse déroutante : vous maudissez une énième fois les générations de parents qui se sont bien gardés de vous prévenir. La multitude d’épreuves qu’on vous a ignoblement dissimulées ! Sans quoi vous… Vous quoi ? Mère indigne. Vous n’êtes pas omnipotente et ne pouvez protéger indéfiniment vos chérubins de toutes les embuches qui les guettent, et alors ? Contentez-vous d’être une mère suffisante. Et attendez-vous à crouler sous une montagne de reproches dans les années à venir. Avant que la parentalité ne leur tombe dessus. À leur tour.
Tandis que vous digressez à tort et à travers, Choupinette finit par émerger des eaux profondes dans lesquelles l’anesthésie l’avait plongée. Elle vous est rendue : vous n’êtes plus que soulagement et reconnaissance. Vous ne lâchez plus de la main et du regard votre Choupinette qui oscille entre veille et sommeil. De retour dans sa chambre, le défilé médical reprend : le Spécial est content de lui. Il a fait du beau boulot. Si cela signifie que Choupinette va retrouver sa voix fluette et conserver son joli minois, vous êtes contente également. Choupinette a bu et marché : l’infirmière est contente. Tout le monde est content. Vous pouvez rentrer chez vous.
Tant de contentement vous conduit à poser une folle question : vous interrogez inconsidérément Choupinette sur ce qui lui ferait plaisir pour clôturer cette journée tourneboulante. Une choucroute. Une quoi ? En juin ? Chou-crou-te. Choupinette s’inquiète de votre audition, elle est sur le point de proposer au Spécial de vous faire une place sur le billard. Vous lui demanderiez bien, pour votre part, s’il n’est pas allé titiller le système limbique de sa patiente dans l’euphorie chirurgicale. Choupinette vous fait ses yeux « jesuissigentilleetsimalheureusedis-moioui ». Vous ne pouvez résister à ces yeux-là. Vous capitulez : vous auriez préféré une glace et une sieste, mais bon… En route pour la choucroute.

Confortablement installée dans votre carrosse programmé pour vous conduire à la plus proche brasserie, vous glissez Aldebert dans le lecteur et sélectionnez le morceau préféré de Choupinette : vous pensez à tout… Dire que vous êtes seule à en être consciente, quelle gabegie… « J’entends rien ! », braille Choupinette. Quoi ? Hein ? Non ! Non… Le Spécial n’a pas pu lui faire ça ! Lui donner des envies de choucroute sans même mettre fin à l’aspiration auriculaire ! Noooon !
Choupinette répond à votre regard diablement affolé par son sourire « jesuisdrôlementdrôlehein » assorti de son regard « impossibledesefâcher ». Vous n’êtes pas sûre d’apprécier la plaisanterie. Était-il bien judicieux d’inculquer à votre descendance le goût de la raillerie ? Un parent a-t-il droit à ses années de crise, abreuvant ses enfants de reproches légitimes, peu ou prou ?

Mais ceci est un autre chapitre.

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